III. LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE.

Les langues celtiques appartiennent au groupe « italo-celtique » des langues indo-européennes et elles se subdivisent en deux branches que l’on distingue, dans la nomenclature, par le trait essentiel qui les sépare : la labio-vélaire indo-européenne kw – s’est réduite à une gutturale aspirée / X / en goidélique et à une labiale / p / en brittonique. Le nom du cheval *ekwo-s (latin equus) est devenu ech en vieil-irlandais et epo-s en gaulois. Les Goidels sont ainsi devenus des « Celtes en k- » et les Bretons et Gaulois des « Celtes en p- ». Mais le véritable classement n’est pas que morphologique. Il est aussi chronologique puisqu’il oppose le celtique insulaire attesté depuis la fin de l’antiquité sous la forme des langues néo-celtiques et le celtique continental qui a disparu avant le début du moyen-âge.

1. DE L’INDO-EUROPÉEN AU CELTIQUE.

Ainsi que nous l’avons déjà plusieurs fois signalé dans le premier chapitre (voir II, 3), l’indo-européen, c’est avant tout, dans le domaine du langage et de la religion, un terme classificatoire et explicatif. Mais à coup sûr il n’est pas normatif. Car si nous savons assez bien en quoi consiste l’indo-européen en tant que concept, nous ne connaissons pas d’hommes indo-européens, se qualifiant ou qualifiés comme tels. Nous ne savons donc pas qui étaient les Indo-Européens. Nous ne disons pas qu’ils n’ont pas existé, mais nous ne pouvons remonter jusqu’à eux : dès la plus haute protohistoire ou préhistoire indo-européenne les peuples ont des noms et des langues propres, différents et distinctifs. L’époque à laquelle nous écrivons nous contraint aussi à la précaution verbale et classificatoire quant à la prétendue distinction de la nation et de l’ethnie, de l’« Indo-Européen » pur de tout mélange et du peuple non-indo-européen qui aurait été « indo-européanisé ». Si l’on pense actuellement aux Sud-Américains qui parlent espagnol ou portugais, aux peuples des Antilles qui parlent français ou anglais, on mesure tout ce que la distinction a de spécieux et d’inquiétant. Une telle distinction, alternant avec son contraire, la confusion, des Indo-Européens « purs » et des Indo-Européanisés autorise tantôt l’amalgame, tantôt la dissociation de la langue et de l’ethnie et, partant de là, toutes les divagations dogmatiques et idéologiques. La réalité tangible est plus simple : sauf exception rarissime nous n’avons aucun moyen de distinguer, dans une ethnie antique indo-européenne, caractérisée par la langue et la religion, ce qui serait éventuellement d’origine pure et ce qui serait non-indo-européen, c’est-à-dire le résultat d’une assimilation antérieure. Nous avons des Irlandais, des Bretons et des Gallois parlant irlandais, breton et gallois : nous savons, parce que le phénomène est chronologiquement récent, que certains, si ce n’est beaucoup d’entre eux, ont perdu leur langue parce que des conditions économiques et politiques nouvelles leur ont fait adopter l’anglais ou le français comme langues de communication usuelle. Mais nous n’avons aucun témoignage du « mélange » avec des populations antérieures dont nous ne savons rien. À la rigueur on doit supposer que les néolithiques ont appris le celtique. Mais jusqu’où pouvons-nous remonter ? Une seule chose est certaine : nous sommes habitués à décrire des langues qui, flexionnelles, agglutinantes ou monosyllabiques, fonctionnent suivant des systèmes déjà évolués et à propos desquelles il est impensable de concevoir une origine commune.

Cependant, toute discipline commence par la méthode et, plus encore, par l’idée qu’on s’en fait. Voici, dans la traduction de Michel Bréal, comment Franz Bopp, Grammaire comparée des langues indo-européennes, Paris, 1866, tome Ier, pp. 1-2, concevait son étude :

 

Je me propose de donner dans cet ouvrage une description de l’organisme des différentes langues qui sont nommées sur le titre, de comparer entre eux les faits de même nature, d’étudier les lois physiques et mécaniques qui régissent ces idiomes, et de rechercher l’origine des formes qui expriment les rapports grammaticaux. Il n’y a que le mystère des racines ou, en d’autres termes, la cause pour laquelle telle conception primitive est marquée par tel son et non par tel autre, que nous nous abstiendrons de pénétrer ; nous n’examinerons point, par exemple, pourquoi la racine I signifie « aller » et non « s’arrêter », et pourquoi le groupe phonique STHA ou STA veut dire « s’arrêter » et non « aller ».

 

Ces lignes datent du milieu du siècle dernier et personne n’oserait plus s’en servir comme base de départ d’une discussion ou d’une démonstration. Mais les intentions des linguistes n’ont pas beaucoup changé quant au fond. Où en sommes-nous maintenant ? Voici la définition très courte de Jean Haudry, L’indo-européen, Paris, 1980, p. 3 :

 

C’est une langue – non attestée – dont il faut postuler l’existence pour expliquer les concordances, nombreuses et précises, qu’on relève entre la plupart des langues d’Europe et plusieurs langues d’Asie.

 

L’un se réfère aux mécanismes de la langue, lesquels permettent de rechercher l’origine des formes, l’autre aux concordances qui expliquent l’unité linguistique de l’Europe. La formulation méthodologique a changé, mais non pas l’esprit dans lequel elle est conçue : il s’agit toujours de critères de détermination du fonctionnement et des origines, puis, finalement, de reconstruction et de reconstitution. Le résultat est en général un gigantesque édifice étymologique, aux matériaux les plus divers mais, il faut le souligner aussi, à l’architecture le plus souvent sanskrite ou classique. Les linguistiques indo-européennes (il y en a autant que de langues et d’écoles de recherches) restent marquées par leurs origines proches, à savoir la découverte de l’indo-iranien à la fin du XVIIIe siècle, cependant que toutes les démarches intellectuelles des philologues portent encore l’empreinte de la redécouverte du latin et du grec classiques par les érudits de la Renaissance.

Dans tout cela le celtique n’a guère de place, pour des raisons dont la plupart n’ont rien à voir avec la philologie et qui ont trait presque toutes à l’absence d’un enseignement normal des langues celtiques dans les lycées et les universités. Cette faiblesse irrémédiable, ou plutôt cette sous-représentation anormale du celtique dans la majorité, sinon la presque totalité des travaux indo-européens est le fait à souligner avec le plus d’insistance au début de ce survol de la question. Outre que les celtisants spécialisés dans les langues anciennes en poste dans des universités ne se comptent pas même encore sur les doigts d’une main, au moins en France, il serait difficile de dire que leurs études sont appréciées et favorisées.

Car le sanskrit en particulier et l’indo-européen en général, tel qu’on le reconstitue, ajouté à un peu de grec et de latin, formeraient-ils l’essentiel de ce qu’est tenu de savoir un spécialiste, ou un simple étudiant, de l’indo-européen ? Et si le celtique n’était pas que marginal ou « substratique » ? Faudrait-il continuer à l’ignorer ? C’est la question à laquelle nous tenons à apporter une réponse adéquate, même au niveau élémentaire du présent ouvrage. Il nous semble en effet tout aussi évident que l’indo-européen élaboré par la reconstitution érudite des XIXe et XXe siècles ne ressemble en rien à l’idéal de perfection que supposent le sens et la composition du mot par lequel le sanskrit se désigne lui-même samskrta « orné, achevé, parfait ». L’indo-européen, en regard, n’est pas une hypothèse, mais ce n’est guère plus qu’un concept à partir duquel se sont organisés des systèmes et des doctrines.

Au départ cependant, l’indo-européen, c’est très concrètement un recensement numérique et une estimation géographique en même temps qu’une nomenclature. Les Européens actuels y sont souvent si sensibles qu’ils ont tendance à confondre, en dépit de nationalités multilingues patentes (Canada, Suisse, Belgique, URSS, et même Grande-Bretagne, France et Italie), la langue et la nationalité. Au XIXe siècle finissant, pour des raisons qu’il ne nous appartient pas d’analyser ici, un nombre appréciable de citoyens français munis de tous leurs droits civiques ne parlaient pas un mot de français. Mais si, actuellement, la plupart des celtophones (Irlandais, Bretons, Gallois, Écossais) abandonnent leur langue natale parce qu’elle constitue pour eux un obstacle à leur promotion sociale normale, car cela ne signifie pas qu’ils ont cessé d’être des Bretons, des Irlandais, des Gallois ou des Écossais, cela signifie qu’ils n’ont plus aucune conception ni aucune conviction linguistique de l’existence de leur ethnie.

La famille a des parents pauvres (le celtique et le balte par exemple) qui ont mal réussi mais, dans l’ensemble, elle est nombreuse, riche et puissante. Et nous touchons là à l’ultime paradoxe préalable : alors que, pour l’étude du passé nous constaterons qu’il n’y a pas d’histoire commune, nous dirons, pour toute une protohistoire dont le détail nous échappe, que le fait indo-européen est essentiellement linguistique et religieux. Il pourrait sembler inutile, tant l’évidence est grande, d’écrire que les langues indo-européennes forment une famille dense et étendue qui, au cours des siècles, a recouvert toute l’Europe, les Amériques et des parties appréciables de l’Asie, de l’Afrique et de l’Océanie. Il n’existe pas, ainsi, de meilleure preuve que le fait linguistique est indépendant, dans la plupart de ses manifestations, des faits ethniques et raciaux. En Europe même, les quelques groupes allogènes qui ont su garder leur langue, Finnois, Hongrois, Basques, y sont parvenus au prix d’une assimilation complète des modes de vie et de pensée.

L’importance culturelle, moderne et contemporaine – dépendant de facteurs ou de causes économiques et politiques – de cette famille linguistique est donc telle qu’à peu près tout ce qui compte dans le monde moderne parle « indo-européen » ou a été influencé par lui. La diffusion n’a pas été égale pour toutes les langues du groupe (l’anglais s’est attribué de loin la meilleure part) et le fait en soi ne manifeste ou ne traduit aucune prétention impérialiste : ce n’est pas au nom de l’indo-européen que le russe a conquis la Sibérie et que l’anglais, le français, l’espagnol et le portugais se sont imposés dans le Nouveau Monde. Ce n’est pas non plus le pangermanisme qui a fait de l’allemand, au XIXe siècle, la langue commune de l’Europe centrale, mais c’est une supériorité militaire, économique, politique, culturelle, démographique telle que la force d’expansion était irrésistible.

Nous ne prétendrons pas que la protohistoire a été idyllique et respectueuse du concept très récent des « droits de l’homme » : l’homme indo-européen, comme tous ses congénères non-indo-européens, participe à l’agressivité naturelle à l’espèce humaine. Mais nous nous abstenons ici de toute considération d’ordre politique ou historique. Nous noterons en annexe ou en marge, pour cette raison, que le terme allemand indogermanisch date d’une époque (XIXe siècle) où les représentants les plus notables de la science philologique allemande étaient convaincus que les Germains étaient les plus purs représentants des Indo-Européens. Le mot a subsisté, mais non la conviction, dans le lexique de la plupart des spécialistes actuels de langue allemande. Il ne reflète plus aucune idéologie autre que linguistique.

Il y a donc lieu de constater, préalablement à toute description ou énumération, pour ne pas dire à toute étude, qu’il n’y a pas de nationalité indo-européenne effective, déclarée. Il y a moins encore la conscience d’appartenance à une communauté du genre de la koiné grecque. Il n’y en a jamais eu. Et il n’y a, et pour cause, aucune archive. Les dialectes indo-européens, au sens où les entendait Meillet, remontent donc par nécessité aux origines mêmes de la « langue » indo-européenne et il serait présomptueux de vouloir dater ces origines, ou bien encore les modalités ou les circonstances du passage de l’indo-européen théorique à la réalité discernable des langues indo-européennes. L’émiettement ou l’éclatement dialectal ne s’est pas fait partout à la même vitesse ni simultanément non plus que suivant les mêmes lois ou dans les mêmes conditions. En science humaine chaque cas est toujours unique dans son essence.

En outre, le « concept » indo-européen, plutôt que le « fait » indo-européen, ne servira jamais qu’à cerner les origines, soit d’une ou de plusieurs langues, soit d’une ou de plusieurs idéologies religieuses montrant un certain nombre de caractéristiques communes. L’analyse et le commentaire supposent d’ailleurs une documentation considérable et un grand luxe de précautions, loin de tout maniement brutal ou aventuré : que « roi » se dise râj en sanskrit, rex en latin, rix en gaulois et en irlandais à partir d’un thème *rêg, cela signifie certes que la valeur sémantique ne nous échappe pas et qu’il existe une base solide pour l’établissement des équations linguistiques ou religieuses, voire « sociologiques ». Mais on se gardera d’en conclure que le rex latin et le irlandais ont eu les mêmes droits et les mêmes devoirs. On peut en dire tout autant du flamen latin et du brahman indien.

D’ailleurs, beaucoup de linguistes renoncent désormais à situer une hypothétique communauté indo-européenne, nécessairement préhistorique, dans le temps et dans l’espace :

 

– dans le temps parce que les morphologies les plus anciennement connues ne fournissent l’image que de langues ou de groupes clairement distincts et constitués (comment poser une chronologie convenant à la fois au sanskrit qui, cinq siècles avant notre ère, possédait déjà une grammaire, et au lituanien qui n’a pas de documents attestés avant la fin du moyen-âge ?) ;

 

– dans l’espace parce que nous ne savons pas d’où les Indo-Européens ont essaimé dans toutes les directions (Ukraine, Asie centrale, Lituanie ?) : aucune archéologie indo-européenne ne renseigne directement sur leur état de civilisation matérielle et seules des traditions religieuses les font venir du Nord.

 

Autrement dit, nous avons sous les yeux les conséquences ou les résultats et nous ignorons tout des causes et des commencements. Tout ce que nous avons le droit d’affirmer, c’est que l’état le plus ancien auquel l’histoire linguistique permette de remonter est, en Europe, une protohistoire indo-européenne fondée sur quelques parentés ou convergences essentielles. Plus avant dans le passé, c’est l’inconnu, l’absence d’histoire ou, pire encore, l’absence de tout mythe et de toute tradition. Le linguiste qui voudrait reconstituer une langue indo-européenne commune engagerait un pari aussi risqué que le philosophe prétendant résoudre l’énigme de l’origine du langage. Disons à la décharge des linguistes de notre siècle qu’ils ont renoncé depuis très longtemps à cette prétention illusoire. Les dictionnaires d’indo-européen, avec quelques variantes dans la méthode et parfois beaucoup de divergences dans les résultats, se bornent à enregistrer les diverses évolutions à partir de racines communes.

Le critère linguistique appliqué au concept indo-européen est donc excellent car il est à la base de toutes les définitions fondées sur l’évolution : les équations de l’évolution celtique sont régulièrement différentes des équations de l’évolution latine ou de l’évolution grecque. Mais, en l’absence d’archéologie, tout ce que nous savons des Indo-Européens (société, institutions, droit, religion) découle, directement ou non, de la connaissance de leurs langues. Il est donc préférable de parler concrètement de la formation des langues indo-européennes plutôt que d’une « dispersion » des Indo-Européens en tant que peuple constitué, conscient et unique.

Mais le concept indo-européen est fondamental et indispensable parce qu’il constitue notre unique ressource de classement et de compréhension, en dépit de l’éloignement de la plupart des langues modernes de leur état ancien. Et c’est là que les langues celtiques deviennent intéressantes, non pas parce qu’elles représenteraient aujourd’hui un état « indo-européen » (ce qui serait faux après tant d’évolutions et d’avatars), mais parce que l’état linguistique le plus ancien de l’Europe occidentale est le celtique, abstraction faite de quelques bavures marginales, et parce que le celtique est d’origine indo-européenne. Nous n’avons pas de celtique commun analogue au « roman commun » qu’est le latin, mais nous avons suffisamment de preuves de son existence passée. Malheureusement ce n’est pas la bigarrure et la diversité présentes de l’Europe qui nous donneront le moyen de les confirmer ou de les soupçonner. Alors que le celtique constitue un chapitre très intéressant de l’histoire linguistique occidentale, les accidents qui ont marqué son histoire ont fait qu’il est descendu au plus bas de la hiérarchie des valeurs. Il n’y a plus aucune commune mesure entre l’extension de l’anglais sur plusieurs continents et la survie de l’irlandais, du gallois et du breton dans un refugium exigu, à l’écart des grandes voies de communication.

Il est caractéristique de l’état présent de nos connaissances que le principal spécialiste français des études indo-européennes, Antoine Meillet, ait intitulé sa description théorique et pratique de notre famille linguistique, Les dialectes indo-européens (éd. Champion, Paris, 1950), marquant par l’emploi du mot dialecte, à propos d’une matière incomplètement connue, tout ce que l’étude comporte d’imprécis, de complexe et d’aléatoire.

Il est caractéristique aussi que beaucoup de linguistes de notre époque, privilégient la synchronie aux dépens de la diachronie, ou bien étudient la langue à travers les déviations et les maladies du langage. On a tendance à étudier aussi, parfois préférentiellement, les moyens physiques ou physiologiques de la phonation, négligeant les aspects conceptuels et intellectuels qui donnent au langage humain sa principale valeur.

Il n’entre évidemment pas dans nos intentions, surtout pas dans un ouvrage simple, de refaire le travail de Meillet, non plus que celui des autres linguistes spécialisés. Mais certains aspects de leurs travaux nécessiteront, du point de vue du celtisant, une profonde révision. Nous ne remettons pas en cause, dans son principe, la définition première :

 

Ce qui rend possible la grammaire comparée des langues indo-européennes, c’est qu’il y a eu une « nation indo-européenne » définie, et que chacun des groupes en lesquels elle s’est brisée, s’est, à son tour, constitué en une nation, nation « aryenne » (indo-iranienne), nation « hellénique », nation « italo-celtique », etc. Dans chaque domaine, une aristocratie dominante, organisatrice, a fait prévaloir une langue sensiblement une, comme elle faisait prévaloir son type de structure sociale. (Les dialectes indo-européens, op. cit., pp. 6-7).

 

Mais dans les correspondances du vocabulaire religieux du celtique et de l’indo-iranien, dans les correspondances lexicales celto-germaniques et dans les correspondances morphologiques italo-celtiques, quand le fil qui les relie devient trop ténu, à force de creuser l’hypothèse on côtoie l’utopie. Nous ne croyons guère à l’existence, même temporaire, d’une nation « italo-celtique », rejoignant ainsi par ce doute, les préoccupations de l’historien des religions qui, à travers un fonds commun, enregistre entre les Celtes et les Italiotes plus de divergences que de convergences. En fait, à l’heure actuelle, c’est le sanskrit qui sert de fondement à l’édifice indo-européen. Et cependant tous les linguistes savent que le vocalisme de l’indo-européen primitif était plus complexe que celui du sanskrit.

En correction très partielle des inégalités et des injustices du destin, nous constaterons donc que l’indo-européen est tout d’abord et avant tout une nomenclature et que, si l’on n’y prend garde, la nomenclature devient facilement hétéroclite et imprécise. D’emblée, en effet, commencent les difficultés, car il est impossible que la nomenclature ne soit pas à la fois géographique, historique et classificatoire. Un linguiste ne précise jamais assez sur quel plan il situe ses travaux. On doit toujours être conscient que :

 

– Les apparentements théoriques unissent parfois des langues séparées par des distances chronologiques considérables : une comparaison ou la constatation d’un apparentement de l’irlandais et du sanskrit ne saurait faire perdre de vue que le sanskrit ne se parlait plus quand l’irlandais ne se parlait pas encore. Les apparentements, dûment établis et vérifiés, jouent donc comme preuve supplémentaire de l’archaïsme de l’irlandais.

 

– Nos connaissances ou parfois nos ignorances sont susceptibles d’évolution et de changement : la découverte du Linéaire B, dans les années cinquante, a modifié nombre de perspectives dans les études grecques. Un certain nombre de langues qui, au milieu du XIXe siècle, ne figuraient pas dans les nomenclatures et les indices de Grimm, de Bopp et de Zeuß, sont aujourd’hui usuellement citées. Tel est le cas du hittite, du tokharien de l’Asie centrale et de la plupart des langues asianiques.

 

– La notion de « groupe » est déterminante : une langue n’a de place assurée dans une liste ou une classification que dans la mesure où elle présente des traits pertinents certifiant son appartenance à un groupe donné. Une identité lexicale de l’irlandais et de l’albanais, si elle est isolée, n’a guère de sens et elle sera plus une coïncidence qu’une correspondance parce que nous n’avons aucune série de faits comparables. Dans le même ordre d’idées, quelle que soit leur importance présente, des langues romanes telles que le français, l’italien ou l’espagnol, ne sont pas prépondérantes dans la recherche indo-européenne parce qu’elles sont issues du latin et qu’il est préférable, le plus souvent, de se reporter à la langue mère. L’ennui est que, dans le cas du celtique, la langue mère est pratiquement inconnue.

 

– Nous ne pouvons mentionner dans nos études que les langues que nous connaissons, quand bien même, comme c’en est le cas pour le picte et le vandale, nous n’en connaissons plus que le nom. Les nomenclatures les plus érudites sont ainsi obligatoirement imparfaites parce qu’elles sont impuissantes à découvrir ce qui a disparu sans laisser de trace dans l’histoire. La remarque s’applique évidemment aussi à l’histoire interne de chaque langue : nous connaissons bien le latin de Cicéron, mais Cicéron n’est pas tout le latin. Il en va de même pour le celtique. Une langue comme le cornique est, dans la réalité concrète, très mal connue parce que les quelques textes subsistants représentent une langue ecclésiastique qui n’a pas été celle des locuteurs cependant que nous ne savons presque rien, en breton, de la langue parlée du moyen-âge. Nous avons de bonnes raisons de croire, qu’elle était presque semblable à la langue actuelle, dialectale et fragmentée. Mais les preuves sont peu abondantes.

 

– La recherche hésite souvent entre la diachronie qui est l’étude des faits dans leur continuité ou leur évolution historique et la synchronie qui est l’étude d’un système linguistique dans son fonctionnement à un moment déterminé. La synchronie est relativement facile dans le cas de langues de grande extension comme le français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol ou le russe qui offrent une documentation textuelle abondante. Elle est beaucoup plus difficile dans le cas de langues mortes, comme le latin, ou de langues pauvres, comme le cornique. Nous savons que, dans le cas du celtique, toute synchronie est prématurée parce que les études diachroniques ne sont pas assez développées. Un des grands handicaps de la linguistique comparée indo-européenne est ainsi fait des énormes inégalités dans les développements respectifs des différents cantons à envisager.

 

– L’indo-iranien, l’italo-celtique, puis le celtique et le germanique commun sont autant d’étapes intermédiaires entre l’indo-européen et les langues attestées. Mais aucune de ces étapes n’a la même valeur ni la même importance : nous avons des traces de l’état indifférencié de l’indo-iranien, il n’y en a pas de l’italo-celtique ; d’autre part nous connaissons bien le latin, langue mère des langues romanes modernes, mais nous n’avons que des bribes du celtique ancien d’où sont issues les langues néo-celtiques.

 

– Une partie notable des faits linguistiques contemporains est trop récente pour s’expliquer par l’indo-européen : cela a été l’illusion de la fin du XIXe siècle et des premières années du XXe siècle, que de tout faire remonter à la plus haute antiquité. En fait l’indo-européen détermine les structures et les tendances de l’évolution. Mais si l’on voulait expliquer la conjugaison irlandaise par la comparaison brutale du sanskrit et du grec, ce serait l’échec complet. De même le vocabulaire breton actuel, tout en étant celtique dans ses lignes de base, doit plus au français médiéval qu’aux souvenirs perdus de la langue de Vercingétorix.

2. LE CELTIQUE INSULAIRE.

1. Le goidélique, porte le nom ancien (goidil) des populations qui l’ont parlé. Le mot gaélique vient, par l’intermédiaire de l’anglais, de la forme gaélique moderne des hautes terres d’Écosse Gàidhlig (irlandais moderne Gaeilge). Le gaélique d’Écosse, apporté par des colons, n’est en effet au départ qu’une variété dialectale du gaélique d’Irlande. Le nom des Scotti était, en latin médiéval, appliqué à tous les celtophones de langue gaélique, autrement dit principalement aux Irlandais et la première remarque à faire est que les trois dialectes goidéliques (irlandais, manx et gaélique d’Ecosse) sont beaucoup moins distants les uns des autres que leurs correspondants brittoniques (gallois, breton et cornique). Les subdivisions internes du goidélique sont :

 

– L’irlandais. C’est la langue celtique la plus importante et la mieux connue des celtisants. Les documents les plus anciens sont quelques courtes inscriptions dites « ogamiques », (du nom de l’alphabet qui a servi à les écrire) vers les Ve-VIe siècles. Ensuite viennent de nombreuses gloses que les pérégrinations des moines qui les ont écrites ont dispersées en dehors d’Irlande, partout où les missions irlandaises se sont établies (principalement à Saint-Gall, en Suisse, à Würzburg en Bavière, et à Milan en Italie), des textes religieux (homélies, hymnes, prières, telle la célèbre Lorica de saint Patrick) et quelques courtes légendes. Cette période, qui se termine vers le début du Xe siècle, est celle dite du vieil-irlandais. C’est la période la mieux caractérisée de la langue et celle que les celtisants ont la mieux décrite pour deux raisons : parce que c’est la plus courte et que les évolutions sont peu sensibles ; et parce que le volume des textes à examiner en dehors des gloses est relativement peu important. La période suivante est celle du moyen-irlandais, beaucoup plus longue et beaucoup plus floue, du Xe siècle environ au tout début du XVIIe siècle. La confusion d’une langue ancienne en voie de détérioration (perte du genre neutre, réfections nombreuses dans le système verbal et pronominal) fait que la difficulté d’étude de la langue est beaucoup plus grande mais c’est cependant la période littéraire la plus riche car les textes sont présents dans environ un millier de manuscrits dont les deux principaux sont le Livre de Leinster (Book of Leinster, en irlandais Lebor Lagin) et le Livre de la Vache Brune (Lebor na hUidre) qui datent du XIIe siècle. Tous les textes mythologiques et épiques datent de cette période ou au moins y remontent dans leur version la plus ancienne. La troisième période est celle de l’irlandais moderne qui, reculant sans cesse devant l’anglais depuis le XVIIIe siècle, n’est plus parlé à notre époque que dans les régions occidentales et septentrionales de l’île, la gaeltacht.

L’irlandais est devenu, depuis 1921, la langue officielle de l’État Libre, puis de la république d’Irlande. Cependant cette promotion politique et sociale, trop tardive, a été impuissante à enrayer le recul de plus en plus rapide, de la langue parlée, laquelle ne joue plus aucun rôle social réel. La cause déterminante du déclin a été la grande famine de 1848 qui a vidé le pays d’une grande partie de sa population (émigrée aux États-Unis où elle s’est anglicisée sans perdre totalement conscience de ses origines). La littérature irlandaise de langue anglaise, dite Anglo-Irish ou anglo-irlandaise, très importante à partir du XIXe siècle, et dont les grands noms sont Yeats, Joyce et Synge, ne doit être confondue en aucune façon avec la littérature de langue gaélique, de diffusion beaucoup plus faible, qui est encore productive.

 

– Le gaélique d’Écosse ou erse : la langue est encore parlée par quelques milliers de personnes dans les Hautes-Terres (Highlands) et les îles adjacentes. Elle y a été apportée à partir du VIe siècle par des immigrants venus d’Irlande en conquérants (ils ont repoussé ou assimilé les Pictes et les Bretons du Nord). Pendant tout le moyen-âge l’Écosse a eu la même littérature que l’île voisine et, actuellement encore, les différences ne vont guère au-delà d’une divergence dialectale accentuée.

 

– Le manx ou dialecte de l’île de Man. La langue était encore parlée par quelques centaines de personnes au début du XXe siècle mais elle est pratiquement éteinte. Pour une enquête linguistique effectuée vers 1950 il a été difficile de découvrir plus d’une dizaine de nonagénaires ou d’octogénaires parlant la langue de naissance. Comme l’erse, c’est un dialecte différencié du gaélique d’Irlande mais les graphies sont fortement influencées par celles de l’anglais. La grammaire a subi des transformations dans le sens de la simplification (les déclinaisons ne subsistent plus qu’à l’état de traces). La seule littérature connue est d’inspiration religieuse. Comme dans le cas du cornique mais avec pour différence que la transmission n’est pas complètement interrompue, des érudits s’efforcent de faire revivre une langue qui ne soit pas trop artificielle.

 

2. Le brittonique (anglais Britannic ou British), du nom de l’ancienne île de Bretagne (la Grande-Bretagne moderne) où il était parlé dans l’antiquité et au très haut moyen-âge, n’est pas attesté autrement que par des noms propres et des légendes monétaires. On ne possède ni textes ni inscriptions dans cette langue qui, à partir des Ve-VIe siècles, s’est fragmentée en dialectes dont sont issues les langues brittoniques connues :

 

– Le gallois (anglais Welsh), qu’on a souvent appelé au XIXe siècle cymrique (du nom indigène cymraeg), est la langue celtique la plus vivace et, des trois langues brittoniques, c’est elle qui nous offre, de très loin, la littérature la plus riche et du niveau le plus élevé. Comme en irlandais on distingue trois périodes dans l’histoire de la langue : le vieux-gallois dont les débuts, vers le VIIIe siècle, sont attestés par des noms propres : ceux qui, par exemple, sont cités dans les œuvres de Bède le Vénérable. Puis, à partir du IXe siècle apparaissent des gloses et de courts fragments de prose et de vers. Le moyen-gallois commence au XIIe siècle et dure jusqu’à la fin du XIVe siècle ; c’est à cette période qu’appartiennent tous les textes qui nous intéressent, en particulier les quatre branches du Mabinogi. Le gallois moderne a enfin, depuis le début du XVe siècle jusqu’à notre époque, une très abondante littérature, favorisée au départ par la conversion rapide au protestantisme du pays de Galles tout entier. La langue n’a souffert d’aucun ostracisme : la Bible a été traduite en gallois et c’est en gallois qu’a été et qu’est encore dispensé l’enseignement religieux. Au contraire de ce qui s’est produit en Bretagne, le gallois n’est jamais tombé à l’état de langue populaire.

 

– Le cornique (anglais Cornish), langue de la péninsule de Cornouailles, est mort à la fin du XVIIIe siècle et des traces en ont subsisté très avant dans le XIXe siècle. Nous possédons des gloses en vieux-cornique, contemporain du vieux-gallois et du vieux-breton (dont on ne le distingue quelquefois que par l’écriture, les langues brittoniques n’ayant vraiment commencé à se différencier que vers le IXe siècle), et des textes, peu nombreux, étages du XVIe au XVIIe siècle. Mais c’est une littérature uniquement religieuse (des « mystères » comme en moyen-breton). Quelques érudits font actuellement de grands efforts pour rendre le comique à l’état de langue vivante, parlée ou lue par quelques centaines de personnes.

 

– Le breton, parlé dans la moitié occidentale de la Bretagne, où il a été introduit par des immigrants, venus principalement du Devon, à partir des IVe-Ve siècles. Mais les causes, les circonstances, la date et l’ampleur de cette colonisation sont moins que claires. On ne sait trop non plus s’il faut continuer à croire, comme cela a été enseigné pendant presque un siècle, que les Bretons sont arrivés dans un pays vide, de langue exclusivement romane, où il ne subsistait plus que de très rares îlots gaulois que le breton aurait absorbés.

 

Les premiers témoignages, outre les noms propres et les toponymes des cartulaires, sont des gloses, généralement très courtes, et dont l’état est tel, du point de vue linguistique, qu’il est difficile d’affirmer que certaines d’entre elles sont bretonnes plutôt que galloises ou corniques (le breton et le cornique ont beaucoup de traits communs) et l’on sait qu’il y a eu, parmi les immigrants, une forte minorité galloise. Mais il n’y a pratiquement aucun témoignage linguistique breton, hormis des toponymes et des anthroponymes attestés dans les cartulaires, entre le Xe et le XIVe siècle. Le moyen-breton apparaît dans l’histoire littéraire avec quelques phrases simples aux XIVe-XVe siècles, par un dictionnaire trilingue, breton-latin-français (le Catholicon, attesté par un manuscrit de 1464 et trois éditions imprimées en 1499, sans date et en 1521 ; le Catholicon est aussi le premier dictionnaire français !), et par des textes religieux, drames et mystères, catéchismes et ouvrages d’édification depuis le XVIe siècle. Cette période se termine au milieu du XVIIe siècle mais le breton moderne ne commence vraiment qu’au début du XIXe siècle, à la fin de la période révolutionnaire et napoléonienne. La langue des XVIIe et XVIIIe siècles est dite « prémoderne » et elle se caractérise, dans sa littérature, par une fragmentation dialectale très accusée. Comme le moyen-breton, le breton prémoderne, qui se prolonge parfois jusqu’à la fin du XIXe siècle (la date limite est 1914), a une littérature religieuse et d’édification, traduite ou imitée d’œuvres françaises similaires.

La langue contemporaine est parlée par un nombre de locuteurs mal évalué (quatre ou cinq cent mille environ, six cent mille au plus) à l’ouest d’une ligne Vannes / Saint-Brieuc et cette frontière linguistique date approximativement de la fin des invasions normandes qui a provoqué un important recul du breton. L’extension primitive allait jusqu’à l’embouchure du Couesnon, s’incurvait à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Rennes et suivait le cours de la Vilaine, dont elle débordait l’estuaire pour englober toute la région de Guérande et de La Baule. Le recul a été causé par le départ de l’aristocratie militaire de langue bretonne, peu nombreuse, devant les Normands. La majeure partie de la population était de langue romane et la celtisation n’a pas eu le temps de se faire.

Le renouveau littéraire contemporain, qui commence au début du XIXe siècle et s’accélère à partir du XXe siècle, est obvié par le fait, constant depuis le XIIe siècle, que le breton, qui vit en symbiose avec le français dont le vocabulaire l’a pénétré, n’est plus la langue des classes aisées et dirigeantes mais uniquement celle des milieux populaires, surtout ruraux, qui parlent tous leur dialecte natal et ne comprennent pas le breton littéraire standardisé dont la lecture – ou même parfois la simple audition – leur est impossible.

Étant donné l’éclosion tardive de la littérature bretonne non religieuse il n’en sera guère question dans l’histoire générale des Celtes. Mais il ne faut pas omettre l’hagiographie : quelques allusions ou traces indiscutables montrent que la Bretagne a participé au même fonds de traditions mythologiques que l’Irlande et le pays de Galles. Certains contes bretons recueillis vers la fin du XIXe siècle sont même, à cet égard, d’un intérêt remarquable.

 

Bien qu’ils soient contemporains des documents irlandais les plus anciens, les premiers textes brittoniques sont loin de présenter le même intérêt pour les linguistes et les philologues. Les changements phonétiques et morphologiques intervenus lors du passage du vieux au néo-celtique entre le Ve et le VIIe siècle sont beaucoup plus importants en brittonique qu’en goidélique (perte totale des déclinaisons, simplification importante des conjugaisons, adoption de nombreux mots étrangers, romans et français surtout). Beaucoup d’emprunts latins remontent au début de la Bretagne romaine où, pendant deux ou trois siècles le latin a été une seconde langue et les emprunts irlandais ont presque tous un intermédiaire brittonique. Le breton, en particulier, à cause de sa position géographique péninsulaire et de la francisation de la cour ducale au XIe siècle à la suite des invasions normandes qui ont brisé l’essor du royaume de Bretagne, a été soumis à une influence constante du roman et du français.

On peut affirmer qu’au début de la conquête romaine de la Bretagne insulaire les différences entre le goidélique et le brittonique étaient beaucoup moins accusées qu’elles ne le sont maintenant (les langues celtiques sont d’ailleurs toutes allées dans le sens d’une fragmentation dialectale de plus en plus grande). Plus l’on remonte dans le temps – quand on le peut – et plus les langues celtiques témoignent d’une forte unité de culture et d’expression, compte tenu du fait que, partout, les distinctions dialectales remontent aux origines mêmes de l’irlandais, du gallois et du breton.

En annexe on mentionnera le picte, parlé autrefois en Ecosse. Mais les Pictes et leur langue ont disparu au plus tard vers le Xe siècle de notre ère, supplantés ou assimilés définitivement par les Irlandais, sans laisser d’autres traces que quelques noms propres qui permettent de conclure, sans plus, à leur nationalité celtique et, peut-être, à un état intermédiaire entre le brittonique et le goidélique. Cependant, a priori, un tel état est douteux et le plus vraisemblable, si l’on examine la forme des quelques anthroponymes attestés, est une langue goidélique, peut-être un peu plus archaïque que l’irlandais. Il n’est pas exclu que le picte ait subi, par contiguïté, quelques influences brittoniques mais le plus honnête est encore d’avouer que notre savoir, à ce sujet, se compose surtout d’hypothèses.

On se gardera aussi de prendre pour du celtique l’anglais un peu teinté d’idiotismes parlé en Irlande et au pays de Galles {Anglo-lrish et Anglo-Welsh), ou bien encore l’écossais des Basses-Terres (Scottish). Quant au gallo dont il subsiste des souvenirs encore très nets dans le domaine entièrement francisé de la Haute-Bretagne, il appartient aux groupes des dialectes romans de l’ouest de la France et il a beaucoup plus influencé le breton (de Tréguier et de Vannes) qu’il n’a été influencé par lui.

3. LE CELTIQUE DE L’ANTIQUITÉ.

Toutes les langues insulaires que nous venons d’énumérer s’opposent chronologiquement au celtique continental, plus souvent appelé gaulois pour simplifier la terminologie. Mais l’opposition n’est pas morphologique et elle n’est pas davantage géographique : le gaulois se rattache au groupe brittonique. Elle est chronologique : il convient donc de dire celtique de l’antiquité.

Il s’agit en réalité d’une langue, ou d’un groupe de langues, parlées non seulement en Gaule mais dans les diverses régions d’Europe qui ont été peuplées de Celtes. Le nom de « gaulois » n’indique que le domaine où la langue s’est maintenue le mieux et le plus longtemps. En fait on devrait dire celtique. On a donc parlé celtique aussi en Belgique, en Suisse et en Rhénanie où des peuples germaniques comme les Trévires ont apparemment été celtisés ; en Gaule cisalpine où le latin ne s’est établi définitivement que vers le premier siècle de notre ère ; en Espagne, en Europe centrale, sur les bords de la mer Noire et en Asie Mineure. Le celtibère en Espagne, le galate en Asie Mineure, dans la mesure où ils sont identifiables par les maigres restes que nous en connaissons, sont des idiomes celtiques continentaux et, à ce qu’il semble, ils ne sont en rien différents du celtique parlé en Gaule belgique ou chez les Helvètes.

Malheureusement aucun de ces idiomes n’a survécu à la fin de l’Empire romain et au double effet des invasions germaniques et de la christianisation. Le cas des Galates n’est différent que dans la mesure où il y a eu hellénisation et non pas romanisation. Mais le résultat a été plus rapide et plus absolu encore. Chose plus grave, aucun peuple celtique de l’antiquité ne nous a laissé une seule trace écrite de l’existence de sa langue, hormis les restes de l’épigraphie gauloise du midi de la France, d’Espagne et d’Italie du Nord, lesquels sont quantativement misérables s’il faut les comparer à l’épigraphie gallo-romaine de langue latine. Le principal problème qui se pose est donc celui de l’exploitation méthodique de sources multiples, fragmentaires, de valeur très inégale et d’époques très différentes. Car, des historiens grecs aux hagiographes du Bas-Empire, les témoignages recueillis sur le gaulois s’étagent sur presque un millénaire. Or, il n’y a rien de commun entre un Pausanias qui nous décrit en quelques mots la trimarkisia, terme technique du vocabulaire militaire (l’équipage, composé de trois personnes, le guerrier, le cocher et un serviteur, du char celtique de combat au IIe siècle de notre ère), et l’auteur anonyme du Glossaire d’Endlicher, qui, vers le VIe ou le VIIe siècle de notre ère, glose par une simple paraphrase latine rem pro rem dare le gaulois romanisé cambiare.

Les documents textuels directs, épigraphiques sans exception (nous n’avons aucun texte celtique analogue à ceux des écrivains classiques, transmis jusqu’au haut-moyen-âge par tradition scripturaire), consistent en inscriptions lapidaires, au nombre de trois cents environ, presque toutes funéraires, parfois dédicatoires, réparties entre l’Italie du Nord, le sud de la France et l’Espagne, là où l’influence classique est à l’origine de l’emploi de l’écriture, caractères grecs, latins, ibériques ou lépontiques (étrusques). La découverte d’une inscription gauloise en Belgique ou en Allemagne de l’Ouest ou du Sud serait un événement philologique considérable qu’il ne faut guère espérer.

Le texte épigraphique le plus long, le calendrier de Coligny découvert en 1897 – deux mille lignes qui contiennent un vocabulaire de plus de deux cents mots, noms de mois et formules diverses – n’a donné jusqu’à présent que des résultats philologiques décevants en dépit de recherches incessantes (pas toujours très sérieuses) : on n’a pu reconnaître aucune forme verbale exploitable et la plupart des mots sont des abréviations malaisément explicables. Ce mystère des mots gêne considérablement l’élucidation du fonctionnement du calendrier lui-même. Les autres inscriptions sont comparables et il en est peu qui aient la clarté de celle de la coupe découverte à Banassac, nessamon delgu linda « je contiens la bière du prochain » (allusion à la manière de boire des Gaulois). Il en est encore moins dont l’interprétation soit définitivement établie. Et dans de très nombreux cas les lectures ne sont pas sûres, ou bien, quand elles le sont, nous ne savons que faire du mot ainsi déchiffré.

Les milliers d’anthroponymes et de toponymes transmis par les inscriptions gallo-romaines ou les légendes monétaires datant de l’indépendance, les marques de potiers, les noms de localités des itinéraires (Table de Peutinger, Itinéraire d’Antonin, Anonyme de Ravenne), les quelques mots cités fortuitement par les écrivains grecs et latins nous donnent cependant les moyens d’une reconstitution de l’essentiel de la phonologie, d’une partie du vocabulaire courant et de plusieurs détails de la déclinaison. Mais l’accentuation n’est partiellement déterminable que par l’évolution de formes toponymiques quand on peut les suivre depuis l’époque de César jusqu’au VIe siècle. De la syntaxe, du simple ordre des mots, de la conjugaison ou de la structure d’une phrase, tout ou presque nous échappe. Nous entrevoyons, dans un système verbal inexpliqué, quelques thèmes thématiques et athématiques, de rares pronoms dont nous ne savons trop s’ils sont démonstratifs ou personnels, sujets ou régime, enclitiques ou proclitiques. Y avait-il des préverbes comme en irlandais et, vraisemblablement, comme en brittonique ancien ? Y avait-il un nom verbal, un participe, un gérondif, des temps d’habitude, des désinences verbales relatives ? Nous ne savons encore rien de tout cela.

Les éléments du vocabulaire gaulois qui nous sont connus s’expliquent généralement le mieux par la comparaison des langues celtiques insulaires, avec l’inconvénient du décalage chronologique. Quand il n’y a pas d’équivalent ou de parent insulaire, c’est l’obscurité, avec comme gêne supplémentaire que les formes insulaires ne sont pas vieil-celtiques mais néo-celtiques. Les celtisants sont dans la situation qui serait celle des romanistes s’il leur fallait étudier le latin en ne connaissant que les langues romanes médiévales et modernes. En outre, compte tenu de la nature de certaines sources, on n’est jamais à l’abri de l’erreur d’un écrivain ancien se trompant sur la nationalité ou le sens d’un mot qu’il cite ou recopie de seconde main. Et parce que saint Jérôme a eu le malheur de dire que les Galates ont parlé la même langue que les Trévires, c’est tout juste si l’on n’affirme pas que les destinataires des épîtres de saint Paul, profondément hellénisés, parlaient encore la langue de Brennos en train de piller Delphes.

Un intérêt non négligeable du gaulois est que des éléments de son vocabulaire ont subsisté dans le français, usuel, argotique ou dialectal, dans des dialectes de langue d’oc, voire dans les dialectes de la Suisse romande ou italiens de l’ancienne Gaule cisalpine. Ces mots sont au nombre de plusieurs centaines et il en est qui sont très courants, tels changer (cambiare), charrue (carruca), gouge (gulbia), jambe (gamba), lieue (leuga). La plupart appartiennent aux techniques artisanales ou agricoles, ce qui est une indication quant aux milieux où le gaulois a perduré le plus longtemps.

Il importe d’insister enfin à nouveau sur le fait que la division des Celtes en deux branches linguistiques ne doit donner lieu à aucune hypothèse archéologique. Les deux vagues successives de peuplement ont peut-être existé (et il y en a eu alors, si chaque peuplade traversant la Manche a été une « vague », beaucoup plus !) mais les groupes actuels et leur histoire linguistique témoignent simplement d’un degré d’évolution différent : enfermés dans leur île les Goidels en sont restés à un stade beaucoup plus archaïque que les Bretons, lesquels sont déjà archaïques par rapport aux Gaulois. Les menues traces de « goidélisme » (kw- au lieu du p- attendu) dans le nom de la Seine, Sequana, dans un mot du calendrier de Coligny (equos), ou dans des documents épigraphiques celtibères constituent une preuve nette que les différences linguistiques internes du groupe celtique n’ont pas de recoupement ethnique. Une autre preuve enfin est définitive quant à l’unité du celtique en tant que langue sacrée parlée par des prêtres à travers de longs siècles et dans des régions éloignées les unes des autres : c’est l’identité morphologique du nom des druides en irlandais et en gaulois. César dit druides, singulier *druis ; dix siècles plus tard l’irlandais est encore druíd, singulier druí, d’une forme commune *dru-uid-es « les très savants » ou « ceux qui ont la grande connaissance ». Le préfixe dru- sur lequel les celtisants ont tant glosé est, dans les deux langues, composé identiquement d’éléments proclitiques (placés devant le radical) semblables do- et ro- qui ont la même valeur augmentative et superlative. Le mot est resté figé en irlandais dans une forme archaïque.

4. LES MANUSCRITS IRLANDAIS ET GALLOIS.

Au cours d’une enquête effectuée en 1883, d’Arbois de Jubainville avait répertorié neuf cent cinquante-trois manuscrits irlandais conservés dans des bibliothèques de Grande-Bretagne et d’Irlande. Mais d’après ses propres évaluations, c’est plus du double que l’on devrait compter dans les îles Britanniques. De tous ces manuscrits, une quarantaine datent d’une époque antérieure au XVe siècle, sept datent du XIe siècle. Les autres se répartissent entre le XVe et le XVIIIe siècle. Nonobstant quatre siècles d’existence de l’imprimerie, le dernier manuscrit irlandais a été copié de la main d’Eugène O’Curry, professeur à l’université de Dublin, vers 1848. On ne connaît pas toujours le sort des manuscrits contenus dans les collections privées.

De nombreux manuscrits continentaux contiennent aussi des gloses irlandaises, écrites sur des textes latins par des moines venus à la suite des grands fondateurs de monastères aux époques mérovingienne et carolingienne. On trouve des gloses, ou assez souvent des textes suivis, à Berne, Bruxelles, Cambrai, Karlsruhe, Dresde, Engelberg (canton d’Unterwald, en Suisse), Florence, Klosterneuburg (Autriche), Laon, Leyde, Milan, Nancy, Paris, Rennes, Rome, Rouen, Saint-Gall (Suisse), au monastère de Saint-Paul, près du bourg d’Unterdrauberg en Carinthie, à Stockholm, Turin, Vienne, Würzburg.

Les gloses de Saint-Gall, Würzburg et Milan, qui sont parmi les plus abondantes, datent du VIIIe au IXe siècle. Elles représentent l’essentiel de notre connaissance du vieil-irlandais et font donc partie des documents auxquels la philologie celtique fait très souvent appel. Mais comme elles commentent uniquement des textes chrétiens (épîtres de saint Paul aux Corinthiens et quelques psaumes) ou bien des grammairiens latins, elles ne sont pas archaïques de fond. Hormis quelques exceptions, tous les récits mythiques traditionnels sont contenus dans des manuscrits qui n’ont pas quitté l’Irlande ou la Grande-Bretagne. La transcription est plus récente mais le fond est beaucoup plus ancien. Il est même possible de dire que la majeure partie des récits a été transcrite dans quelques grands manuscrits, le Livre de Leinster, le Livre de la Vache Brune, le Livre Jaune de Lecan, le Livre de Ballymote, le Livre de Fermoy, compilations faites à toutes les époques du moyen-âge et que les hasards de l’histoire ont sauvé de la destruction.

Le cas des manuscrits gallois est un peu différent car il ne s’en trouve pas sur le continent et, s’il en est plusieurs qui atteignent l’âge vénérable des plus vieux manuscrits irlandais, la plupart sont récents et ne remontent pas au-delà du XVIIe siècle. Un petit nombre seulement contient des récits légendaires ou des allusions à la mythologie : le Livre Noir de Carmarthen, le Livre Rouge de Hergest, le Livre Blanc de Rhydderch (qui datent tous les trois du XIVe siècle). Les quatre branches du Mabinogi sont semblables à quelques variantes près dans le Livre Rouge et dans le Livre Blanc.

5. LA TRANSMISSION ORALE ET ÉCRITE.

Le style des récits mythiques irlandais fait apparaître la transmission écrite comme un état anormal et tardif de la tradition. Les langues celtiques, à aucune époque de leur existence, n’ont été prédestinées à la littérature et le contraste est paradoxal entre l’oralité foncière de la tradition celtique et l’acharnement mis par les Irlandais christianisés à copier et recopier inlassablement leurs textes, quels qu’en soient la nature et le contenu. Quelques chercheurs irlandais sont même allés jusqu’à supposer que les textes, tels que nous les connaissons, ont été des canevas sur lesquels les filid brodaient à l’infini. Il y a du vrai dans cette supposition dans la mesure où – cela se vérifie aisément – la prose de certains récits constitue le commentaire, plus libre, et la répétition de fragments versifiés énigmatiques, concis et archaïques. Mais il ne faut pas confondre le file de haute époque, savant longuement formé à des techniques poétiques et mnémotechniques de très haut niveau et le « conteur » du folklore moderne qui, comme ses homologues de toute l’Europe, a toujours des formules usuelles et personnelles de présentation et de conclusion, ou au moins une certaine façon de dire. Cependant, il n’y a pas lieu de croire que les conteurs aient beaucoup brodé et tout est loin d’être devenu du folklore. Il faut seulement ne pas confondre les niveaux : beaucoup de récits, tels qu’ils sont contenus dans les manuscrits, sont en effet des compositions savantes anciennes auxquelles ne manquent ni les mots rares ni les digressions érudites. Si le style en est gauche et maladroit suivant nos conceptions modernes, si des épisodes sur lesquels un auteur contemporain ferait tout un livre sont expédiés en deux ou trois lignes, c’est que les transcripteurs n’y attachaient aucune importance : les phrases sont simples, généralement courtes ; les liaisons sont fréquentes, mais sans variété, avec une grande quantité de pléonasmes et de redondances, de répétitions et d’ellipses, de sous-entendus.

La base de l’expression est la métaphore ou, parfois, la figure étymologique, très vieux procédés indo-européens. Le style courant accumule les épithètes et les qualificatifs sans liaison verbale, les formules triples, les synonymies, ce qui est à la fois pittoresque, brutal et puéril. Tout cela convient très bien à la phrase celtique, au rythme rapide mais au souffle court : la multiplicité et la souplesse des formes verbales autorise une extraordinaire richesse d’expression dans la proposition principale. Mais l’absence de relatifs (remplacés par des particules verbales ou des tournures périphrastiques à conjonction de subordination et préposition) et la place obligatoire du syntagme verbal en tête de la proposition subordonnée suffisent à empêcher toute période oratoire ayant quelque longueur (la traduction d’un auteur latin classique en une langue celtique moderne est un exercice de virtuosité stylistique). Cela rend compte, entre autres, de l’allure parfois chaotique et presque ridicule de certaines phrases du breton ecclésiastique, entre le XVIe et le XIXe siècle, directement traduites du français ou du latin. Cela rend compte surtout de la presque totale impossibilité des « littératures » celtiques de s’adapter aux genres littéraires contemporains.

Les récits étaient donc initialement destinés à la récitation et non à la lecture individuelle. Et s’ils ont été transcrits par les filid christianisés, c’est parce qu’ils n’avaient plus aucune importance religieuse après la facile conversion de l’Irlande. Ils n’étaient plus que des figmenta poetica, des « fictions poétiques » selon le mot final du transcripteur de la Táin Bó Cúalnge ou « Razzia des Vaches de Cooley », le principal récit épique médiéval. Mais ces récits racontaient aussi les faits et gestes de personnages qui appartenaient à l’histoire d’Irlande (dont il importait peu qu’elle fût légendaire ou réelle puisqu’elle était authentique, réservée aux Gaëls et à leurs ancêtres les plus lointains) et c’est bien ainsi que les moines les ont traités, occultant, pour la bonne réputation même de leurs héros, tout ce qui leur apparaissait comme inconciliable avec les préceptes de l’Évangile.

Mais ils ont omis de biffer ou de transformer quantité de détails ou d’épisodes qui leur semblaient anodins. C’est très sensible dans les recueils juridiques mais ce l’est tout autant ailleurs. Sans la conversion de l’Irlande nous n’en saurions sans doute pas plus aujourd’hui sur sa mythologie que nous n’en savons sur la mythologie gauloise. Ajoutons le fait significatif déjà noté, que, dans la chronologie de la transcription, les récits mythologiques et épiques ne sont pas, et de loin, les plus anciens. La première littérature irlandaise a été latine et chrétienne, puis gaélique, mais tout aussi chrétienne.

À partir du moyen-âge les Irlandais ont donc assuré, dans leurs scriptoria, la transmission écrite d’un fonds légendaire important. Cependant il est fréquent et inévitable qu’on ait, d’un même grand récit, plusieurs versions remontant chacune à une époque différente – ou donnant un aspect différent du récit – et plusieurs rédactions de chaque version. Ajoutons à cela que beaucoup de thèmes mythiques ont survécu dans le folklore – tel le thème de la déesse de la guerre, la Mórrígan, lavant les dépouilles des héros morts, retrouvée dans les lavandières de nuit du folklore breton – et nous aurons donné une idée assez exacte de la richesse de la littérature insulaire et des difficultés de son étude. Il n’y a pour ainsi dire aucun hiatus entre la tradition manuscrite et les premiers travaux philologiques sérieux du XIXe siècle. Des textes archaïques comme le Oidhe Chloinne Tuireann ou « Mort des Enfants de Tuireann » ne sont connus que par les manuscrits du XVIIIe et du début du XIXe siècle. La langue et les graphies ont été rajeunies, maladroitement ou non. Elles ne dissimulent pas l’ancienneté du fond. Il n’est pas jusqu’à la formule d’introduction la plus usuelle et la plus banale des contes, dans les pays celtiques comme partout ailleurs en Europe, « il était une fois », qui ne fasse le récit échapper à la mesure et à la fuite du temps. Tout cela concourt à prouver que la christianisation s’est faite rapidement et en une seule fois, l’allure de la plupart des récits saisis par l’écriture étant celle du début du processus de dégradation de la mythologie. Un détail qui a valeur de preuve directe est l’absence du Purgatoire dans tous les textes légendaires christianisés.

On peut dire que, actuellement, en dépit de graves lacunes, une partie appréciable des légendes irlandaises a été publiée, soit en allemand, soit en anglais et il est indispensable de nommer les deux grands pionniers de la fin du XIXe siècle, Whitley Stokes et Kuno Meyer envers qui la postérité n’a pas toujours été très juste. Mais leurs éditions, tirées à un très petit nombre d’exemplaires (quelques centaines tout au plus) ou parues dans des revues spécialisées, sont devenues rares. Par surcroît ces travaux de philologues, plus ou moins vieillis, ne s’accordent plus avec toutes les exigences de la critique textuelle et les progrès de la philologie celtique. Dans les circonstances présentes l’utilisation d’un texte irlandais à des fins comparatives exige une maîtrise complète de la langue et une vérification, et du texte et de la traduction d’après les éditions diplomatiques, les collotypes ou les fac-similés quand on ne peut accéder directement aux manuscrits. Il est déplorable que la plupart des ouvrages de langue française (ou parfois anglaise, voire allemande !) qui vulgarisent la littérature médiévale de l’Irlande, soient rédigés par des semi-lettrés qui, ne sachant rien ou presque, se moquent ouvertement – et outrageusement – du grand public.

6. LES TEXTES ARTHURIENS.

Les problèmes posés par les textes arthuriens sont moins graves en ce sens qu’ils sont rédigés dans des langues de grande extension, français, allemand, anglais, voire italien. Ils sont mieux connus que les textes celtiques parce que les principaux d’entre eux ont déjà fait l’objet de multiples travaux et, dans l’ensemble, ils sont beaucoup plus faciles à consulter dans des éditions ou des adaptations en langue contemporaine. Mais la difficulté est de savoir ici pourquoi les thèmes ont été repris et développés dans une œuvre littéraire, comment ils ont été empruntés ou transmis et quelle signification ou importance leur est attribuée. Le foisonnement des textes arthuriens est tel, en effet, que leur classement et leur commentaire sont toujours des travaux malaisés à mener à bien.

Le thème central des romans arthuriens est en effet la quête du Graal et il est beaucoup de chercheurs qui ne pensent guère à en admettre l’origine celtique (les Celtes sont des barbares !) ou qui, souvent, ne l’envisagent qu’à titre d’hypothèse secondaire. On replace tout cela dans un réseau complexe, inextricable, d’influences et d’emprunts qui va de l’Inde à l’islam et de l’Occitanie à l’Iran. Ou bien on traite les textes médiévaux les plus vénérables comme des contes recueillis au XIXe siècle, avec parfois l’arrière-pensée que ces textes ou ces contes peuvent être le fruit de l’imagination d’un conteur, ce qui est le comble de l’absurde. On confond, une fois de plus, correspondances, similitudes, convergences traditionnelles normales et emprunts, supposés ou non. Les textes arthuriens ne s’expliquent cependant pas en dehors de la transformation de thèmes mythologiques celtiques en thèmes littéraires européens (Parzifal n’est pas une invention de Wagner !). Ils ont perdu dans cette transformation toute signification religieuse préchrétienne et le symbolisme de la coupe de souveraineté, sublimé par le Graal, a été annexé par l’ésotérisme chrétien médiéval pour le peu de temps que ce dernier a vécu. Il faut comprendre aussi, ce qui ne va pas toujours de soi, qu’on ne peut soumettre aux mêmes méthodes ou critères d’analyse et de commentaire des textes mythologiques, des textes littéraires et des textes folkloriques.

Il est permis par conséquent de supposer que l’influence des bardes bretons et gallois a été déterminante à une époque où la cour ducale de Bretagne, de langue française, était en relations constantes avec les principales cours d’Europe, de l’Anjou à la Champagne et de l’Angleterre à l’Allemagne. Il faut supposer aussi que la transmission a été antérieure à la décadence des bardes bretons qui était un fait accompli depuis longtemps vers le milieu du XVe siècle (barz ne signifie plus en moyen-breton que « mime, jongleur »). Tout cela nous ramène vers les XIe-XIIe siècles et les noms de Marie de Champagne, de Chrestien de Troyes, de Wolfram von Eschenbach, Walter von der Vogelweide, donnent à eux seuls une idée de ce que l’influence celtique a pu être.

Du fait de leurs origines, les textes arthuriens constitueront un jour une mine inépuisable de renseignements précieux qui compléteront ou confirmeront les informations insulaires. Mais il sera nécessaire aussi, au préalable, de vérifier par la comparaison irlandaise l’authenticité de l’origine celtique – voire indo-européenne – des thèmes. Qui penserait par exemple que le thème du chevalier gardant la fontaine a un équivalent, lointain sans doute, mais équivalent tout de même, dans le thème grec d’Amikos, gardien de l’eau selon Théocrite ? Nous abordons là un domaine de recherches à peine effleuré.

Mais nous devons déjà souligner le contraste des sources : alors que l’Irlande n’a jamais exporté sa mythologie, considérée comme une histoire nationale par les filid, le pays de Galles et la Bretagne armoricaine sont les points de départ obligés des thèmes arthuriens concentrés dans ce que la tradition galloise, déjà littéraire, a confiné dans les quatre branches du Mabinogi et quelques récits périphériques, parfois indûment baptisés « contes ». Car tous les thèmes arthuriens ne sont certes pas attestés par le Mabinogi mais tous sont d’origine celtique et indo-européenne indubitable.

Et tous ont passé, directement, de l’état mythique à l’état littéraire en gardant leur aspect merveilleux. Il ne s’agit pas, de toute façon, d’épisodes historiques mais d’un ensemble de faits qui appartiennent au mythe dans son sens le plus profond. On a avancé, en faveur de l’historicité qui serait certaine et mineure, que le roi Arthur portait un nom d’origine latine (Artorius) et qu’il a effectivement régné vers les Ve-VIe siècles. Le fait historique n’est pas impossible, encore qu’il ne soit possible ni de l’affirmer ni de l’infirmer mais l’essentiel n’est pas là, il est dans le couple d’Arthur et de Merlin, le roi et le devin (qui tient lieu du druide) qui, à travers une christianisation déjà très ancienne, reproduit et maintient l’ancien schème celtique de la souveraineté, exprimé par l’accord de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel. Arthur est, dans le domaine celtique brittonique l’équivalent du Roi du Monde et son épouse Gwenhyfar est l’allégorie, la personnification de la souveraineté, comme la reine Medb en Irlande.

Il est tout aussi vain de vouloir localiser à toute force la légende : à l’échelle celtique elle est universelle mais les enchantements médiévaux ne sont pas de simples contes du folklore. La fontaine de Barenton est mythiquement l’homologue de la source merveilleuse de la Segais dans la mythologie irlandaise et Brocéliande est, tout entière, un nemeton celtique.